Arénavirus et rongeurs :
une histoire commune ?

 

De violentes flambées de fièvres hémorragiques d'origine virale éclatent régulièrement dans les régions tropicales d'Afrique et d'Amérique latine, provoquant parfois plusieurs milliers de morts. Parmi les principaux virus responsables de ces épidémies figurent les membres de la famille des arénavirus dont l'épidémiologie demeure encore peu connue du fait de sa complexité. En effet, les 20 espèces d'arénavirus recensées dans le monde - 7 sont pathogènes pour l'homme - infectent des hôtes différents dans des écosystèmes variés (forêts d'Afrique de l'Ouest, savanes en Amérique latine, etc.). Chacun de ces virus parasite ainsi de façon spécifique une espèce de rongeurs, qui en est à la fois le réservoir et le vecteur, et occupe une zone géographique délimitée. Seuls 2 arénavirus font exception à ce schéma : le virus de la chorio-méningite lymphocytaire (CML) qui circule à la fois en Eurasie, aux Amériques et en Australie ; et le virus Tacaribe qui est "hébergé" par une chauve-souris.

Quelle est la logique de cette dispersion des arénavirus dans les régions tropicales? L'analyse de la structure génétique de nouveaux arénavirus tels que les virus Sabia et Guanarito, très pathogènes pour l'homme, et de deux autres virus récemment isolés sur des rongeurs - les virus Whitewater Arroyo (Etats-Unis) et Pampa (Argentine) - confirme aujourd'hui l'hypothèse proposée par des chercheurs de l'Orstom (Institut français de recherche scientifique pour le développement en coopération) pour expliquer la répartition de ces virus sur les continents africain et sud-américain. Elaborée dans le cadre d'un programme de recherche que l'Orstom mène sur les fièvres hémorragiques virales depuis plus de quinze ans en collaboration avec le ministère de la Santé de Centrafrique, l'Institut Pasteur de Bangui et les Centers for Diseases Control (Etats-Unis), cette théorie pose comme postulat une co-évolution extrêmement ancienne entre ces virus et les rongeurs auxquels ils sont associés. Autrement dit, arénavirus et rongeurs auraient une histoire commune qui justifierait la diversité et la répartition de ces virus sur la planète.

Les études génétiques permettent de distinguer deux types d'arénavirus : ceux de l'Ancien Monde (continent africain et euro-asiatique) et du Nouveau Monde (Amériques) auquel ont été affiliés les deux arénavirus dernièrement identifiés. Chacun de ces deux groupes est associé à une famille de rongeurs, les Muridés pour le virus de l'Ancien Monde et les Cricétidés pour ceux du Nouveau Monde. Du fait de l'inexistence de virus fossiles qui expliqueraient la diffusion et la dispersion des arénavirus dans le monde au cours du temps, les chercheurs se sont tournés vers l'histoire de ces rongeurs.

A la fin de l'Oligocène (37 millions BP - avant le temps présent -), les Cricétidés, présents en Europe et en Amérique du Nord, se diffusent en Asie. A la fin du Miocène (15 millions BP), les Cricétidés d'Amérique du Sud se différencient nettement des Cricétidés d'Amérique du Nord et les Muridés - issus des Cricétidés asiatiques - s'étendent vers l'Asie, le pourtour méditerranéen et l'Europe. D'Europe, ils migrent vers l'Afrique du Nord où ils deviennent rapidement le groupe de rongeurs le plus représenté. Au Pléistocène (2 millions BP), présents au sud du Sahara, les Muridés progressent vers l'Afrique centrale et australe où ils font souche .

Selon les chercheurs de l'Orstom, l'ancêtre des arénavirus aurait infecté les premiers Crécitidés il y a quarante millions d'années environ. A la fin du Miocène, les Cricétidés porteurs de ce virus favorisèrent alors, en colonisant l'Amérique latine et en se séparant de leurs ancêtres d'Amérique du Nord, l'émergence du lignage des virus du Nouveau Monde. Au Pléistocène, l'extension en Afrique subsaharienne et australe des Muridés fit évoluer la souche virale dont ils avaient héritée de leurs ancêtres (les Cricétidés asiatiques) indépendamment de celle hébergée par les Cricétidés des Amériques. La barrière climatique constituée par le Sahara, isolant ces rongeurs et leurs virus, contribua à donner naissance au lignage de l'Ancien Monde en Afrique subsaharienne. Le continuum génétique que l'on observe aujourd'hui entre les différentes souches virales de ce groupe correspond en effet à la spéciation (évolution d'un lignage donnant lieu à une nouvelle espèce) des rongeurs associée à leurs migrations du nord vers le sud de l'Afrique.
Il apparaît ainsi qu'en Afrique comme en Amérique, les arénavirus, au terme de ce long processus de co-évolution, se sont retrouvés cantonnés aux écosystèmes où se sont établis leurs hôtes. A mesure que les rongeurs ont été isolés géographiquement, les souches virales dont ils étaient porteurs ont évolué indépendamment les unes des autres pour donner la mosaïque d'arénavirus que l'on observe aujourd'hui.

De nombreuses questions demeurent encore en suspens : Pourquoi a-t-on identifié aux Caraïbes un virus Tacaribe sur des chauves-souris ? Pourquoi, à l'exception du virus CML, n'a-t-on pour l'heure pas trouvé trace d'arénavirus en Asie ? Pourquoi certains rongeurs de la famille des Muridés ne semblent-ils pas avoir été infectés par ces virus ?

Les programmes de recherche que l'Orstom poursuit actuellement sur les fièvres hémorragiques et plus globalement sur les maladies virales émergentes en zone tropicale (Ebola, Hantavirus, etc.) devraient contribuer à répondre à certaines de ces questions. La création en collaboration avec l'Université Mahidol en Thaïlande d'un Centre de recherche sur les maladies virales émergentes pourrait ainsi offrir des données inédites sur l'épidémiologie des arénavirus dans le Sud-Est asiatique.